Voici une fiche de lecture rendue à Nanterre en année de maîtrise. L’ouvrage dont il est question est un classique de l’histoire sociale des représentations, cité de manière obligée dans les bibliographies des études sur la pauvreté.
Présentation de l’auteur.
B. Geremek, historien polonais, a consacré la plupart de ses travaux, généralement, aux populations marginales en Europe au bas Moyen Age, et plus précisément, à la pauvreté. Il a notamment écrit Truands et misérables dans l’Europe moderne, 1350-1600, et Les Marginaux parisiens aux XIVe et XVe siècles, qui sont ses deux autres ouvrages majeurs traduits en langue française. La potence ou la pitié, écrit en polonais en 1978 et traduit en France en 1987, apparaît alors comme une synthèse de ces travaux antérieurs, et constitue à ce titre un classique d’histoire sociale, qui est repris dans toutes les analyses portant sur la pauvreté en général, et les politiques de prise en charge des mendiants et vagabonds en particulier. La question de la marginalité et de la pauvreté lui apparaît comme décisive pour comprendre une société dans son ensemble, dans la mesure où les mécanismes de l’exclusion et de la solidarité révèlent la dynamique du corps social. Une telle approche de l’objet ne se comprend qu’au regard de son parcours politique engagé : après avoir pensé que le marxisme pouvait se réformer et avoir vécu le printemps de Prague, il s’éloigne nettement du marxisme orthodoxe, pour participer à la fondation en 1980 de Solidarnosc, ce qui lui vaut une exclusion de 7 ans de l’Université de Varsovie. Engagement politique et carrure intellectuelle internationale l’imposent au ministère des affaires étrangères de Pologne lors de l’arrivée au pouvoir de L. Walesa, ainsi qu’au Collège de France en 1993 à la chaire d’histoire sociale.
Synthèse de l’ouvrage.
Introduction.
Partant des deux constantes, de la fin du Moyen Age à nous jours, que sont la distinction entre bons et mauvais pauvres et la perception seulement négative de la pauvreté, B. Geremek expose sa problématique : étudier les mutations des représentations des pauvres dans la conscience collective. Son projet est donc de contribuer à une histoire « des sentiments, de la sensibilité, et de l’imagination » [p. 15], tout en récusant l’évolutionnisme simpliste selon lequel la répression moderne succède à la charité médiévale, ces deux tendances pouvant parfois cohabiter dans les mêmes institutions. Pour mener à bien ce projet, les types de sources sont nécessairement divers : des archives parlementaires, judiciaires aux traités théologiques et théoriques [économiques ou sociologiques], sans oublier les textes littéraires. Si l’auteur ne définit pas le terme de représentation, on peut en prendre une acception globale : manière de penser ou de ressentir plus ou moins généralement partagée dans une société à une époque donnée, et qui, par sa vertu symbolique, oriente l’action. Mais on verra que Geremek ne tombe jamais dans le pur idéalisme ou dans une simple histoire des idées : les représentations apparaissent toujours comme des réponses à des problèmes posés par les mutations des structures socio-économiques. Son point de départ chronologique, même s’il le contextualise en reprenant le bas Moyen Age pour éviter de considérer la répression comme une constante transhistorique, sera alors le 16ème siècle, qui invente la centralisation de l’assistance aux pauvres et l’interdiction de mendier. La question historiographique majeure consiste alors à mesurer l’importance de la Réforme dans ce changement, à partir notamment de l’étude de M. Weber sur l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme dont s’inspire explicitement l’auteur.
1. Le Moyen Age : à quoi servent les pauvres ?
Les représentations médiévales de la pauvreté sont essentiellement accessibles, pour l’historien, par l’intermédiaire des écrits des clercs de l’époque. Ainsi, dans la théologie chrétienne, la pauvreté n’a qu’une valeur spirituelle, qui justifie à la fois les riches [ils peuvent se racheter en pratiquant l’aumône] et les pauvres [le choix de l’indigence permet d’améliorer sa vie de chrétien] : l’ « économie du salut » permet ainsi la répartition des trois ordres. Justifiées, les œuvres de bienfaisance se multiplient dans l’Occident chrétien des 12ème et 13ème siècles, formant la principale activité caritative. Dans ce système à la fois théorique et pratique, le pauvre n’est cependant vu que dans sa condition humiliante, objet nécessaire de l’assistance charitable, et non sujet d’une vie héroïque, sauf dans le cas des Ordres Mendiants. Face à la préoccupation croissante du pauvre en tant qu’objet de la charité, des distinctions théologiques se font jour dès le 12ème siècle : le mauvais pauvre n’a pas droit à l’assistance, car il est valide, capable de travailler mais préférerait mendier et voler ; le bon pauvre est celui qui se retrouve dans le plus grand état d’indigence, physique comme matériel. Emerge alors, dès le Moyen Age, une distinction fondamentale dans l’établissement du système d’assistance à l’époque moderne : en distinguant l’hospitalitas [charité inconditionnelle vouée à tous ceux qui demandent], de la liberalitas [nécessité pour l’assistance de distinguer entre bons et mauvais pauvres], la théorie médiévale donne les conditions de possibilité du débat sur la réforme de l’assistance sociale qui aura lieu à l’époque moderne, où celle-ci tendra à se centraliser. L’ « éthos médiéval », au sens de conduites et de représentations largement partagées, glorifie la pauvreté en tant que valeur spirituelle, mais ne rechigne pas non plus à condamner la misère physique observable, qui développe les craintes pour la propriété et qui semble donc liée à la misère morale et au vice : « Il n’existe aucun lien sur le plan axiologique entre, les adeptes de la pauvreté volontaire et les indigents que la nécessité a fatalement réduits à cette condition » [p. 51]. Tout au long du Moyen Age se maintient cependant la tradition des grandes distributions collectives d’aumônes médiatisées par l’Eglise, qui sont souvent l’occasion de fêtes populaires pour les nécessiteux, mendiants ou non. Cependant, les pauvres légitimes sont le vieillard, l’orphelin et l’infirme. Ce qui a alors pour conséquence l’organisation de sociétés de mendiants, qui cherchent à gagner ces apparences légitimes : « L’activité des mendiants est intégrée à la vie urbaine à un point tel qu’ils fondent leurs propres organisations corporatives, ce qui consacre leur insertion sociale ». Le formalisme de l’aumône et le professionnalisme des mendiants consacrent donc un certain équilibre de la misère « fonctionnelle » du Moyen Age. Si, effectivement, la distinction entre bon et mauvais pauvre est multiséculaire, au Moyen Age il est clair que la position sociale et symbolique du mendiant est préférable à celle d’un autre type de démuni, le travailleur pauvre et urbain. Geremek insiste sur le fait que celui-ci n’a pas de place dans la société médiévale : il n’appartient à aucune espèce de groupe ou d’organisation ; il ne mérite pas les secours aux yeux de la morale chrétienne tant qu’il peut travailler ; il n’a pas accès à tous les droits civiques habituellement accordés aux travailleurs. Geremek distingue ainsi la pauvreté du mendiant, symboliquement et sociétalement intégrée dans la mesure où il renvoie à la figure christique tant qu’il reste dans l’humilité, à savoir l’acceptation de sa condition, de la misère urbaine des travailleurs journaliers ou manouvriers pour qui la compassion n’est pas de mise et qui se trouvent marginalisés par les corporations d’artisans et commerçants craintifs de la concurrence. A partir de ce constat, l’auteur dresse une typologie de la pauvreté du Bas Moyen Age, qui dessine une sorte de topographie des représentations du pauvre que l’on peut se faire à cette époque. Il distingue quatre types de pauvres : « les pauvres honteux », qui sont les bons pauvres, c’est-à-dire ceux qui ont subi une dégradation involontaire de leur condition, ce qui les a conduits à mendier ; les pauvres volontaires qui vivent de l’aumône [en particulier, les ordres Mendiants] ; les « ayant droit » à l’assistance par leur infirmité ou leur maladie ; et enfin, les miséreux urbains, qui n’ont droit à rien, si ce n’est à de la suspicion et à du mépris, dans la mesure où ils ne sont rattachés à aucun groupe stable et , de ce fait, relégués dans les faubourgs [différences avec les miséreux ruraux, qui restent dans leur village, où ils peuvent être aidés par la communauté villageoise tant que les liens traditionnels existent].
2. La société moderne et le paupérisme.
Geremek caractérise l’ère moderne par l’émergence du capitalisme, l’urbanisation [fondée sur une formidable explosion démographique] et l’accroissement des masses paupérisées, travailleuses mais instables, et ce, tant à la ville qu’à la campagne, même s’il tend à différencier les deux : les masses paupérisées à la campagne résultent d’une déstructuration des liens coutumiers ; celles des villes proviennent directement des mécanismes de bas salaires qui facilitent l’investissement capitaliste. Cette politique des bas salaires semble alors directement liée, au moins dans sa genèse, à l’inquiétude croissante face au problème du vagabondage et de la mendicité, qui prend sources dans la rigidité du corporatisme et le ralentissement de la demande de main d’œuvre, ceci dans un contexte de multiplication des crises alimentaires. Les décrets qui émergent partout en Europe occidentale au milieu du 14è siècle, avec l’ordonnance de Edouard III en Angleterre en 1349, celle de Jean II le Bon en France en 1351, celles prises dans la péninsule ibérique ou le Portugal dans ces mêmes années, visent ainsi principalement à réglementer le marché du travail, largement décimé par la Peste Noire. Face à la pénurie de main d’œuvre, les employeurs se plaignent des salaires trop élevés exigés par les travailleurs, entraînant des prix trop élevés pour écouler leurs productions. Le pouvoir étatique intervient alors pour interdire l’absence de travail, considérée comme le signe de travailleurs journaliers qui quitteraient les lieux réglementés pour rejoindre les lieux non réglementés, faisant ainsi fonctionner la concurrence par la libre mobilité du facteur travail. Cette mobilité dut être ainsi réglementée par le pouvoir, pour éviter une flambée des prix. Ces mesures répressives sont donc à contextualiser par les conséquences de la Peste Noire sur le marché du travail, l’offre de travail étant largement inférieure à la demande. Ceci pour aller à l’encontre d’un raisonnement par trop simpliste. Dans un premier temps, on pourrait penser que la législation répressive du vagabondage et de la mendicité est mise en place par le pouvoir lorsque le nombre des vagabonds et des mendiants augmente trop fortement. Ainsi, pour faire vite, on peut constater que les mesures répressives sont prises à partir surtout du 16è siècle, et que, corrélativement, les disettes se répètent avec une forte intensité [1593-1597, 1659-1662, 1771-1774]. Comme les disettes impliquent un accroissement du nombre de pauvres sans ressources contraints de mendier, on aurait un lien direct entre nombre de pauvres et législation répressive. Geremek met en garde contre cette corrélation directe qui serait sous tendue par une causalité : « Les dispositions législatives considérées comme indice de taux de pauvreté devraient être traitées avec quelque circonspection » [p. 133]. A partir des analyses de Simiand sur la relation négative entre le mouvement des salaires ouvriers et le nombre de pauvres [quand le salaire stagne ou baisse, le nombre des pauvres augmente], on a un faible nombre de pauvres au 14ème siècle, car les salaires augmentent. Or, c’est au cours même de ce siècle que précisément, les premières mesures législatives contre les vagabonds et les mendiants ont été prises dans toute l’Europe. L’auteur mène alors une analyse qu’on pourrait qualifier de type marxien, dans la mesure où le droit y apparaît comme l’état des rapports de force entre divers groupes sociaux : « la législation fait écho en premier lieu aux intérêts des employeurs qui cherchent à maintenir les salaires à bas niveau, malgré leur tendance à la hausse dans les périodes de réduction de main d’œuvre » [p. 133]. La source de cette première législation se trouve donc dans les enjeux prégnants sur le marché du travail. Où l’on comprend le type d’analyse de Geremek : les représentations ne sont pas abstraites de tout contexte social, mais elles sont des réponses à des problèmes concrets posés par l’évolution de la vie socio économique.
3. Une nouvelle politique sociale.
L’émergence du capitalisme, « ainsi que la présence d’un marché libre de la main d’œuvre » [p. 160], entraînent une accumulation de gains très importants, en même temps qu’un appauvrissement, sans précédent, non pas tant en niveau [les épidémies et les famines ne datent pas de cette époque], qu’en nombre et en durabilité [les masses paupérisées le sont pour une très longue période], ces deux caractéristiques définissant ce que l’auteur appelle le « paupérisme ». Le problème du paupérisme apparaît crucial lorsque la croissance démographique devient plus rapide que celle des capacités productives de l’agriculture, entraînant des famines récurrentes dans ce premier 16ème siècle. Comme l’illustre la mesure de 1516 prise par François 1er : « tous les vagabons, oysifs, caymens, maraulx et belistres, puissans et sains de leurs membres » doivent quitter la ville, la répression des mendiants et des vagabonds s’inscrit dans un contexte de vague d’épidémies : elle n’est donc pas ici une mesure pour régler le marché du travail, ni une mesure de condamnation morale de l’oisiveté, mais elle est une mesure d’hygiène. « L’application de ces mesures semble pourtant avoir été assez restreinte », car un seul exemple a été relevé dans les archives judiciaires. Là encore, il faut souligner le caractère conjoncturel de la mesure : « l’effet de ces dispositions est de courte durée ; il s’agit d’une réaction à une situation critique à un moment donné » [p. 167]. « Les épidémies mettent en évidence le danger que représente pour la collectivité entière la concentration de groupes d’indigents ». Les pestes des premières décennies du 16ème constituent ainsi une épreuve qui fait prendre conscience de la nécessité d’une réforme d’assistance sociale. La réforme de l’assistance et la répression vont de pair, alimentées par la crainte de « créer des agglomérations de pauvres » [p. 170], vecteur d’une révolte sociale possible. Est alors instauré un impôt pour les pauvres [printemps 1525] et sont lancés des chantiers publics dans les municipalités, mais ces mesures ne résolvent en rien le problème, qui est général. La première politique sociale apparaît alors, en cette période trouble, sur tout le territoire : « En dehors des efforts visant à restreindre l’afflux des pauvres dans la ville, la politique sociale de la municipalité se déploie à deux niveaux : emplois que l’on offre dans le cadre de travaux publics et soutien organisé à l’intention des invalides ». Début 1545 commence une distribution d’aumônes régulière et organisée, dont sont exclus tous ceux qui sont capables de travailler : la distinction purement théologique du 12ème siècle devient effective dans la politique d’assistance qui se met en place lorsque la société doit faire face à des problèmes socio économiques inédits. Cette politique s’articule autour de deux principes clefs au 16ème : récurrence des mesures interdisant aux mendiants de mendier ailleurs que dans leur lieu de résidence ; municipalisation de la gestion de l’assistance : les villes doivent venir en aide à « leurs » pauvres. « Dans la plupart des pays européens, la législation centrale en matière d’assistance sociale évolue d’une façon à peu près similaire à celle des Pays Bas, de la France ou de l’Angleterre » [p. 199]. La réforme de l’assistance sociale s’accomplit principalement sous l’impulsion des autorités locales, qui réagissent par à coups devant les nécessités imposées par la conjoncture. Ainsi, à Grenoble, pour éradiquer la mendicité, on met au travail les mendiants, ce qui pose, à termes, des problèmes de coûts très élevés [main d’œuvre peu productive]. Parallèlement les mesures répressives, elles, sont centralisées. Cette réforme de l’assistance s’inscrit dans un débat très important portant à la fois sur le rôle dévolu à l’Eglise et aux municipalités [début d’une sécularisation de l’assistance], et sur le comportement psychologique et théologique à l’égard des mendiants et des nécessiteux en général. Mais, au-delà des débats purement théologiques, Geremek souligne l’importance cruciale que prend la pauvreté dans les esprits des hommes de culture et de pouvoir. Il reprend ainsi les œuvres des grands humanistes tels Luther, Erasme, Vivès, More, ou encore Domingo de Soto, pour analyser leurs positions respectives par rapport à la mendicité. Les quatre premiers, s’ils condamnent très fermement l’oisiveté, et érigent ce qui va être l’un des piliers de la culture moderne, à savoir le travail obligatoire, proposent un niveau minimum de nourriture et de couverture pour « juste ne pas mourir de faim et de froid » [Luther] . Le dernier, grand théologien très inspiré encore par la doctrine médiévale, désire quant à lui appliquer la charité parfaite, sans distinction entre bons et mauvais pauvres, suspicion qui conduit à faire des erreurs morales. Mais ce débat perd de sa virulence au cours du 16ème siècle, pour devenir un point nodal dans la mise en place de la raison d’Etat moderne et central, tant dans l’instauration de ses moyens répressifs à travers la lutte contre le vagabondage et la misère, que dans le contrôle de l’assistance municipale.
4. Les prisons pour les pauvres.
L’emprisonnement n’était pas pratiqué au plan pénal. L’Europe moderne en fait un outil de sa politique sociale à l’égard des mendiants ; après l’isolement forcé des lépreux et des pestiférés, vient le tour des mendiants et des fous. « L’affirmation des structures de l’Etat moderne fait ainsi écho aux mutations d’attitude sociale face à la misère » [p. 264]. Les dangers montrés du doigt sont associés aux débordements de charité, et constituent ainsi un nouveau mode de représentation des pauvres : afflux massif des pauvres dans une ville ; encouragement à l’oisiveté ; dépréciation du modèle de la vie laborieuse. « Le sentiment d’animosité envers les mendiants et les vagabonds ainsi que la politique répressive dont ils deviennent l’objet prennent naissance dans la péninsule italienne sous l’influence de deux facteurs : le programme de la Contre Réforme, et le développement de l’Etat moderne » [p. 266]. Vagabondage et mendicité deviennent des éléments qui perturbent la répartition harmonieuse des tâches sociales ; ils favorisent le développement de zones qui échappent à la police, suscitent un sentiment d’insécurité, crainte de troubles qui pourraient compromettre l’ordre public ; tout comme la mendicité devient contraire aux lois divines : « la Contre réforme et la raison d’Etat communient dans ce raisonnement et parlent le même langage » [p. 267]. Une même volonté d’éradiquer la mendicité, qui révèle une nouvelle fois que les liens de causalité entre représentations et pratiques ne sont pas univoques, mais bien complexes, au sens où un représentation peut aussi bien influencer directement une pratique, qu’une pratique, comme réponse à un problème posé par des changements réels, peut modifier les représentations : là se retrouve le projet méthodologique weberien, qui ne réside pas dans un pur idéalisme, mais bien dans la dialectique entre représentations et pratiques. Dans la seconde moitié du 16ème, la politique d’enfermement apparaît comme la seule solution efficace. A Rome, se met en place une double action : convocation des mendiants ; tri entre les infirmes et les nécessiteux [qui sont envoyés dans les hôpitaux], et les valides qui sont mis au travail. Geremek interprète ainsi : « le dessein implicite, s’inscrivant pourtant dans les tendances de l’époque, était de faire disparaître les mendiants des rues de la ville et de les isoler de la société en créant des enclaves de misère. L’idée de mise à l’écart se trouve à l’origine du phénomène des ghettos dans lesquels sont relégués les indésirables » [p. 270]. Le rassemblement des miséreux et l’interdiction de la mendicité apparaissent comme les tendances dominantes de la politique sociale à Rome. A la fin du 17ème siècle, un nouveau projet à Rome consiste à déloger les mendiants des rues. Le tri s’effectue en regardant les mains calleuses, au moment de l’enfermement, entre les pauvres travailleurs saisonniers et les vrais mendiants. On peut donc remarquer qu’avec l’ère moderne et sa nouvelle politique sociale, le statut du pauvre travailleur devient meilleur que celui du mendiant : la représentation médiévale est renversée. Les mesures coercitives prises à l’encontre des mendiants et des vagabonds dans l’Europe se trouvent légitimées par référence explicite à la politique sociale du Saint Siège. Tendance lourde de l’ère moderne, la réclusion des mendiants oisifs correspond à l’affirmation de l’ethos du travail dans les pays s’engageant dans la voie capitaliste, et à l’évolution de la doctrine pénale : « la privation de la liberté et la coercition par le travail, dirigées en même temps contre les hors la loi et contre les miséreux condamnés au chômage, se confondent dans la politique de rééducation » [p. 274]. A la fin du 18ème siècle, par exemple, on assiste à la création des workhouses en Angleterre. « Cette tendance de la politique sociale, qui consiste à punir et à éduquer par le biais du travail puise ses origines dans la réforme moderne de la bienfaisance » [p. 277], qui renvoie directement aux principes exposés par les humanistes comme Vivès ou Th. More. Cette politique sociale nouvelle s’implante dans les zones les plus évoluées sur le plan économique. Le travail apparaît comme un moyen d’adapter les pauvres aux exigences de la vie sociale. « Mythe du bonheur social » [M. Foucault], pour qualifier la politique du « grand enfermement », cette conception d’un ordre parfait fusionne la contrainte policière et les idéaux chrétiens, engendrant alors un plus grand ordre, une plus grande discipline et une plus grande piété parmi les pauvres. Les objectifs de l’Hôpital général s’énoncent ainsi : assurer aux mendiants un travail, une formation professionnelle et une éducation religieuse. Ce travail obligatoire n’a donc pas de visée économique au sens où il faudrait en tirer du profit. Cette politique religieuse, aux allures répressives, est, malgré quelques protestations marginales, largement approuvée par l’opinion. La plupart des pauvres qui se rendent dans cette institution s’y sont rendus de leur propre gré : les punitions sévères et l’interdiction de la charité individuelle ont eu quelques succès. Et si, au 18ème siècle, les dépôts de mendicité deviennent le lieu de l’internement des vagabonds et des « mendiants valides », tandis que les hôpitaux généraux accueillent désormais les pauvres, la même logique profonde semble rester à l’œuvre : « La politique du « grand renfermement » a marqué très profondément l’évolution des sociétés modernes. Elle constitue une des étapes fondamentales de l’histoire de l’affirmation de l’ethos du travail, en mariant curieusement les intentions charitables avec la cruauté du régime coercitif. Partout [...], le travail devient la forme principale de l’éducation sociale et de l’insertion des individus dans les structures rigoureuses de l’organisation économique » [p. 290].
5. Le monde contemporain et la misère.
A la fin du 18ème siècle, les penseurs appréhendent maintenant explicitement la misère comme inscrite dans l’ordre industriel. Pour Ortes, grand économiste italien du 18ème siècle et inspirateur de Marx, la misère est un phénomène naturel, faisant partie de l’ordre social. Ce qui diffère de la théorie médiévale de la place nécessaire des pauvres au sein du système de répartition des tâches dans la société chrétienne, ainsi que des interprétations du phénomène de la pauvreté qu’offre la littérature socio économique des débuts de l’âge moderne, qui cherche les moyens d’en finir avec le fléau de la mendicité et du vagabondage. Dans le second 18ème, les interrogations ne sont plus les mêmes : il s’agit d’examiner et de comprendre les causes du paupérisme en tant que phénomène de masse, afin de définir sa place au sein du système économique moderne. Car le paupérisme atteint une taille critique. Dans les mouvements philanthropiques, le travail apparaît clairement comme le devoir du pauvre, moyen aussi de lutter contre la déchéance morale [et donc la tendance délinquante] inspirée par l’oisiveté et la dépendance de la société. « Le travail obligatoire est une mesure qui réapparaît constamment dans les recherches et les programmes de politique sociale, et constitue la méthode la plus courante d’intervention de l’Etat dans le système de l’assistance » [p. 301]. On peut relever ainsi de nombreux exemples : nouvelle loi sur les pauvres de 1834 en Angleterre, théorie du travail de l’usine... Deux stéréotypes de la conscience collective de l’époque industrielle se détachent nettement : * le pauvre socialement accepté est celui qui travaille [et s’il n’a pas de travail, ce ne doit être que momentané] * la misère et le crime sont associés. Ce qui est à l’origine des attitudes répressives et des programmes sociaux discriminatoires. « Jusqu’au XXe siècle se maintient la tendance, qui voit le jour au début de l’âge moderne, d’appuyer la politique sociale sur des mesures coercitives et sur une surveillance policière et judiciaire » [p. 304]. Même si s’élèvent des voix socialistes pour dénoncer cette surveillance permanente des populations défavorisées.
Conclusion.
Geremek conclut sur l’histoire du sentiment de pitié. Chez Mandeville, la valeur morale des sentiments et des comportements dépend des motivations psychologiques individuelles et de l’intérêt de la collectivité ; ce qui semble avoir été l’axe de travail de l’auteur. Après avoir expliqué qu’en fin de compte, les évolutions sociales et éthiques n’étaient que l’écume d’une tendance plus profonde, il poursuit sur un principe anthropologique : « Pour pouvoir demeurer toujours présent dans le comportement des hommes, il faut bien que le sentiment de la charité soit ancré dans leur sensibilité : l’histoire des attitudes à l’égard de la misère se recoupe avec celle des sentiments. C’est pour cette raison, entre autres, qu’à différentes époques la pauvreté fait l’objet souvent d’interprétations similaires. [...]. Le monde semble être peuplé, à toutes les époques, par des adeptes de la pauvreté volontaire qui louent l’abnégation, et par les apologistes du travail, de l’épargne et de la réussite matérielle, par ceux qui restent indifférent aux pauvres, souscrivant même à une politique répressive, et par ceux qui voient dans la miséricorde la vertu suprême. Ce qui change, ce sont uniquement les rapports de force entre ces différentes attitudes » [p. 316-317]. On voit finalement émerger une conclusion, qui contraste avec le projet de départ : ce ne sont pas tant les évolutions des représentations qui l’intéressent en fin de parcours, que l’étonnante permanence de la dualité assistance répression. Comme celle-ci se cristallise au niveau du droit, Geremek garde dans cette conclusion une inspiration franchement marxienne, selon laquelle le droit ne reflète pas tant une objectivité de la justice [fondée sur un droit naturel transcendant], que l’état des rapports de force entre classes dominées et classes dominantes.
Critique.
L’ouvrage de B. Geremek est devenu un classique, tant en histoire sociale qu’en sociologie de la pauvreté, où il est repris de manière obligée. Cette notoriété se fonde sur plusieurs années de recherches, et notamment un travail d’études des archives très important. Mais l’apport le plus important de l’ouvrage est double : d’une part, il met fin à la croyance d’une évolution linéaire qui irait d’un Moyen Age tolérant avec les pauvres, à des temps modernes répressifs ; d’autre part, assistance et répression peuvent tout à fait cohabiter pendant une même période, et même dans une même institution [cf. le projet réformateur de l’Hôpital général]. En revanche, ce qui est très souvent passé sous silence, c’est la conclusion [et donc le projet] de l’auteur. Celui-ci s’inscrit explicitement dans le courant historiographique de l’histoire des représentations, dont la genèse a lieu avec la fondation des Annales et sa branche de l’histoire des mentalités. Or on peut difficilement reprendre ses analyses, si on ne comprend pasquel’auteur vise à montrer la pérennité d’un sentiment, celui de la pitié. Ce sentiment apparaît alors biface : répulsion et compassion face à la pauvreté ; ce qui se traduit collectivement par cette dualité de la répression et de l’assistance. Cette conclusion peut cependant poser plus de problèmes qu’elle n’en résout, en évitant justement de poser le problème de la prise en charge des pauvres d’une autre manière. Si on adopte une perspective autre, on peut tout à fait arriver à d’autres problématiques, et donc à d’autres conclusions, à partir des mêmes « faits ». On peut en effet se demander, en adoptant une démarche relationnelle, si les rapports peuvent changer sans modifier le caractère des individus reliés, si on considère que les individus, d’emblée socialisés, sont définis par leurs relations. D’où une absence de tout aspect anthropologique. Ainsi l’étude de Foucault sur la naissance de la prison permet de voir, à travers les énoncés compris comme des dispositifs discontinus de subjectivations, que le type d’institution vue comme une technique politique de traitement du corps définit en même temps un nouveau type de sujet. Avec la prison comme technique politique nouvelle, c’est l’émergence de la figure du délinquant, corrélée à la naissance du savoir criminologique. La dualité assistance répression, même si elle n’est pas une opposition dans l’ouvrage [et c’est ce qui fait son apport décisif], ne dit rien sur les évolutions des subjectivités, car elle ne dit rien sur les modes de subjectivation. Le fondement de cette différence d’approche est d’ordre ontologique : dans la veine de Geremek, il y a des subjectivités données, ce qui lui permet de conclure à un principe anthropologique ; dans la veine de Foucault, il n’y a que des subjectivations, ce qui lui impose une démarche historique généalogique et archéologique. Ce qu’on peut alors déceler comme critique profonde à Geremek, est que sa conclusion est en fait déjà contenue dans sa méthode d’investigation. Ce qui vaut aussi pour le travail de M. Foucault. Mais au-delà d’un match Geremek Foucault sans intérêt, c’est bien la discussion des présupposés ontologiques qui semble manquer, en fin de compte, pour justifier une conclusion qui peut paraître surprenante. En effet, Geremek s’est attaché, dans chaque partie de l’ouvrage, à éviter le piège de l’idéalisme, en respectant la dialectique weberienne entre pratiques et représentations. Et, parvenu au terme de son ouvrage, il détache brusquement, en s’appuyant uniquement sur des ouvrages de philosophie morale, le niveau mental et collectif des représentations de tout contexte historique précis. Saut brutal, qui détonne dans un ouvrage aussi rigoureux.