Accueil Liens Calendrier 2004 Calendrier 2005 Calendrier 2006 Calendrier 2007

Patries calendrier Patrie mémoire Eko calendrier Economik mémoire

 

 

Les abus de la mémoire

Tzvetan TODOROV

Agnès Reyrolle

Juin 2005

 

 

Edition arlea, diffusion Le Seuil

Mai 2004 ; 61 pages

(Une première version de ce texte a initialement été présentée en novembre 92 lors d’un congrès " histoire et mémoire des crimes et génocides nazis ".)

 

 

Ce tout petit ouvrage accessible et incisif a pour objet principal les usages et abus de la mémoire. Même s’il est centré sur les crimes collectifs et le type de mémoire qui peut et doit en être faite, il apporte des éclairages intéressants sur différentes dimensions de la mémoire ; la sélection, la distinction entre recouvrement et utilisation du passé ; le rapport entre passé et présent, et la dimension éthique et politique de l’usage de la mémoire.

 

 

T. Todorov reprend un point que nous avons déjà rencontré auprès d’autres auteurs, à savoir que la mémoire n’est pas une opération de préservation intégrale mais opère une sélection. La mémoire est forcément une interaction, nous dit-il, entre effacement et conservation de certains éléments.

" La restitution intégrale du passé est une chose bien sûr impossible (…) et, par ailleurs, effrayante ; la mémoire, elle, est forcément une sélection : certains traits de l’événement seront conservés, d’autres seront immédiatement ou progressivement écartés, et donc oubliés. C’est bien pourquoi il est profondément déroutant de voir appeler " mémoire " la capacité qu’ont les ordinateurs de conserver de l’information : il manque à cette dernière opération un trait constitutif de la mémoire, à savoir la sélection ".

" Conserver sans choisir, ce n’est pas encore un travail de mémoire " (p 14).

 

L’auteur nous dit qu’il faut opérer une distinction entre le recouvrement du passé et son utilisation.

Les deux opérations ne sont pas automatiquement liées. " L’exigence de recouvrer le passé, de se souvenir, ne nous dit pas encore quel sera l’usage qu’on en fera ".

Mais la distinction entre les deux opérations n’implique pas l’isolement :

" Puisque la mémoire est sélection, il a bien fallu choisir parmi toutes les informations reçues, au nom de certains critères ; et ces critères, qu’ils aient été conscients ou non conscients, serviront aussi, selon toute vraisemblance, à orienter l’utilisation que nous ferons du passé ". (p 16)

Mais, nous dit-il, il y a discontinuité du point de vue de la légitimité : " on ne peut justifier un usage fallacieux par la nécessité de se souvenir ".

 

Todorov développe la question de la mémoire et du rapport au temps.

Il avance que nos sociétés modernes (depuis la renaissance) ont cessé de valoriser inconditionnellement les traditions et le passé, " qui en a arraché l’âge d’or pour l’installer dans l’avenir , qui a rétrogradé la mémoire au profit d’autres facultés" (p 17)- que l’auteur énumère ensuite : la raison, les sciences, l’observation, l’expérience, l’intelligence…

" Ces sociétés ne se servent pas du passé comme d’un moyen privilégié de légitimation, et n’accordent pas une place d’honneur à la mémoire. ..ce trait de notre société est constitutif de son identité même... " (p 18)

Selon le modèle de référence de nos sociétés (le contrat entre les citoyens) " il est licite de contester la tradition au nom de la volonté générale et du bien-être commun ".

 

Voici un autre regard –pas forcément antinomique- sur nos sociétés " obsédées par le culte de la mémoire " ; il y a sûrement un rapport entre cette caractéristique de fond (valorisation de la raison et de l’avenir au détriment de la tradition et du passé) et l’observable " en surface " : frénésie de mémoire…

 

Autre observation, à partir du travail du deuil : " le recouvrement du passé est indispensable ; cela ne veut pas dire que le passé doit régir le présent, c’est celui-ci, au contraire, qui fait du passé l’usage qu’il veut " (p 24)

 

L’auteur en arrive ensuite à la question : " existe-t-il un moyen pour distinguer à l’avance les bons et les mauvais usages du passé ? Ou, si l’on remonte à la constitution de la mémoire par, à la fois, conservation et sélection d’informations, comment définir les critères nous permettant d’opérer une bonne sélection ? "

Todorov explore une autre hypothèse que celle que nous employons habituellement (" juger à l’aune du bien et du mal les actes qui se prétendent fondés sur la mémoire du passé, préférer la paix à la guerre par exemple " p 29), il propose de " fonder la critique des usages de la mémoire dans une distinction des formes de réminiscence. L’événement peut être lu soit de manière littérale soit de manière exemplaire. "

Ou bien l’événement est préservé dans sa littéralité, il reste unique, indépassable, " il ne conduit pas au delà de lui-même ".

Ou bien, sans nier la singularité de l’événement, " j’ouvre ce souvenir à l’analogie et à la généralisation, j’en fais un exemple et j’en tire une leçon ".

" La mémoire littérale, surtout poussée à l’extrême, est porteuse de risques, alors que la mémoire exemplaire est potentiellement libératrice ". (p 31).

Pour lui, " l’usage littéral, qui rend l’événement ancien indépassable, revient en fin de compte à soumettre le présent au passé.

La mémoire exemplaire est justice : " La justice naît en effet de la généralisation de l’offense particulière, et c’est pourquoi elle s’incarne dans la loi impersonnelle… "

 

Dans un argumentaire qui concerne moins directement notre sujet, l’auteur fait une lecture très éclairante des usages littéraux ou exemplaires des drames, génocides…du 20ème siècle.

 

T Todorov en vient ensuite à interroger " le culte de la mémoire " qui obsède notre époque (" sa maniaquerie commémorative ", " sa frénésie de liturgies historiques "…) (p 51)

" Puisque nous savons maintenant que ces appels à la mémoire n’ont en eux-mêmes aucune légitimité tant qu’on ne précise pas à quelle fin on compte l’utiliser, nous pouvons aussi nous interroger sur les motivations spécifiques de ces " militants " de la mémoire " (p 52). Il en voit trois principales.

 

La première nous intéresse tout particulièrement puisqu’elle concerne le lien entre le passé et l’identité.

" La représentation du passé est constitutive non seulement de l’identité individuelle – la personne présente est faite de ses propres images d’elle même-, mais de l’identité collective. Or, qu’on le veuille ou non, la plupart des êtres humains ont besoin de ressentir leur appartenance à un groupe : c’est qu’ils trouvent là le moyen le plus immédiat d’obtenir la reconnaissance de leur existence, indispensable à tout à chacun. Je suis catholique, ou berrichon, ou paysan, ou communiste, je ne suis pas personne, je ne risque pas d’être englouti par le néant " .(p 52/53)

L’auteur avance ensuite que notre monde contemporain évolue dans le sens de plus d’homogénéisation et plus d’uniformité, ce qui porte atteinte aux identités traditionnelles.

" la réunion de ces deux conditions – le besoin d’identité collective, la destruction des identités traditionnelles – est responsable, en partie, de ce nouveau culte de la mémoire : c’est en se constituant un passé commun qu’on pourra bénéficier de la reconnaissance due au groupe ".(p 53)

 

Une autre raison, selon l’auteur, est de se détourner du présent tout en se procurant les bénéfices de la bonne conscience. " Commémorer les victimes du passé est gratifiant, s’occuper de celles d’aujourd’hui dérange "(p 54)

 

Une dernière raison serait de s’assurer certains privilèges dans la société ; " si personne ne veut être une victime, tous, en revanche, veulent l’avoir été ; ils aspirent au statut de victime " (p 56) ;

" Avoir été victime vous donne le droit de vous plaindre, de protester, de réclamer…Il est plus avantageux de rester dans le rôle de victime que de recevoir une réparation pour l’offense subie (à supposer que cette offense soit réelle).

 

L’auteur termine par un appel à " maintenir vivante la mémoire du passé : non pour demander réparation pour l’offense subie mais pour être alertés sur des situations nouvelles et pourtant analogues " (p 60)

" Loin de rester prisonniers du passé, nous l’aurons mis au service du présent, comme la mémoire- et l’oubli –doivent se mettre au service de la justice ".

 

 

Si une partie de cet ouvrage n’est pas directement au cœur de notre sujet ( ce qui concerne la commémoration de crimes contre l’humanité) nous en tirons cependant des enseignements.

La partie qui concerne le lien entre l’identité et " la constitution d’un passé commun " est au cœur de notre problématique et vient compléter et renforcer d’autres lectures.

 

Toutes les questions sur les usages et " més-usages " ou abus de la mémoire, sur le fait que le recours au passé n’a pas de légitimité à priori ni en tant que tel, que l’histoire est forcément sélection en fonction, même inconsciemment, de représentations ou de projets, tout ceci vient compléter nos recherches sur le lien bien réel entre politique et histoire.