L’invention du social
Essai sur le déclin des passions politiques
Edition du Seuil, mai 1994
(Première édition, Librairie Arthème Fayard, 1984)
Jacques DONZELOT est Maître de conférence en sociologie à l’université de Nanterre, évaluateur de la politique de la ville entre 1990 et 1993, il est actuellement conseiller scientifique au Plan Urbanisme Construction Architecture. Parmi ces principaux ouvrages, nous pouvons citer : La Police des familles, Minuit, 1977 ; Face à l’exclusion- Le Modèle français, Editions Esprit, 1991 ; L’Etat animateur-Essai sur la politique de la ville (en collaboration avec Philippe Estèbe), Editions Esprit, 1994 ; Faire société-La politique de la ville aux Etats-Unis et en France (en collaboration avec Catherine Mével et Anne Wyvekens), Seuil, « La couleur des idées », 2003.
Selon Jacques Donzelot, nous vivons actuellement une lente extinction des passions politiques.
La désillusion qui fit suite aux événements de Mai 1968 amena une certaine morosité : aucune alternative politique ne semblant possible.
Ce désengagement politique de la part des individus serait du à la trop grande place prise par le « social ».
Exit le sentiment de souveraineté remplacé par celui de la morale de la solidarité. Nous ne luttons plus que pour nos droits, nos privilèges spécifiques acquis en fonction de la division du travail. La socialisation des risques de la vie a fait disparaître la notion de responsabilité au profit d’une certaine hébétude.
Pourtant, le social fut cette invention nécessaire pour rendre gouvernable cette société démocratique en résolvant les contradictions internes apparues entre l’idéal républicain et la réalité de la société, « histoire d’un problème et de sa solution, d’un idéal et de sa résolution » (1).
Bien qu’opposant les partis entre eux sur la question de sa résolution, « faire du social » reste un critère commun à toutes les politiques.
Les lendemains de la révolution de 1848 virent se confronter l’idéal républicain et la forme démocratique constituant pour la République une inauguration en forme de traumatisme initial (2).
Avec la révolution de 1848, sont instaurés le suffrage universel, l’égalité et la souveraineté de tous. Mais le contraste est violent entre cette souveraineté de droit et l’assujettissement économique de fait de la classe laborieuse. La suppression en Juin des Ateliers Nationaux (et de celle symbolique du droit au travail) provoque l’émeute du peuple de Paris et la mort de la II°République.
La question sociale est : « comment réduire cet écart entre le nouveau fondement de l’ordre politique et la réalité de l’ordre social, afin d’assurer la crédibilité du premier et la stabilité du second », (3).
D’un côté, le désenchantement de ceux qui avaient vu dans l’accès à la souveraineté une amélioration de leur condition de vie, et de l’autre, la crainte de ceux qui redoutent la prise du pouvoir du peuple : déficit de la réalité sociale par rapport à l’imaginaire politique.
La question du droit au travail est centrale pour le peuple qui n’a pas accès à la propriété, elle divise et oppose la classe politique.
1. Donzelot, L’invention du social, p.15
2. Ibid., p.20
3. Ibid., p.33
Les discours à l’Assemblée de Lamartine et de Victor Hugo penchent vers la mise en application de ce droit mais cela ne peut dépendre selon eux que de l’évolution des ressources de la République !
Pour les libéraux comme Thiers et Tocqueville, l’adhésion à la démocratie s’y accompagne d’une sorte de conciliation entre les lois de l’économie politique et celles de la morale chrétienne.
Pour Alexis de Tocqueville la démocratie est l’horizon irréversible des sociétés modernes. Mais le droit au travail ne peut être qu’anti-libéral et anti-démocratique et sa finalité ne peut que déboucher sur une forme de communisme ou un retour à une image de l’Ancien Régime. Il vaut donc mieux considérer l’assistance par le travail comme un devoir moral et non comme un droit.
La question du droit au travail en appelle éminemment à un contenu socialiste.
La question sociale révèle la contradiction interne du langage du droit qui oppose et divise ceux qui en son nom veulent que l’Etat réorganise une société égalitaire.
Le modèle rousseauiste d’une société fondée sur le contrat social (volonté de tous et liberté de chacun) est invalidée.
Les libéraux veulent éviter que les individus s’en remettent à l’Etat en risquant de passer sous sa coupe et les adeptes de Marx prônent l’instrumentalisation de celui-ci afin de mieux le détruire. Pour Marx la suprématie de l’Etat désagrège les liens qui organisaient la société civile mais cela n’est pas « la faute à Rousseau » mais à celle du capital.
Deux modèles s’affrontent : celui d’une société libre de tout empiétement étatique, resserrées dans la fatalité de ses liens, et celui d’une société volontaire, mais intégralement étatisée, (1).
Donzelot, dans les pages suivantes, va nous décrire la résolution de cet antagonisme au sujet de l’intervention de l’Etat. Il se fera au nom de la solidarité par le biais du droit social selon le modèle de la négociation.
Selon Donzelot, le premier aspect de la question sociale consiste...en une dramatique révélation de l’ambivalence inhérente au concept fondateur de la République, celui de souveraineté... (2).
La notion de la souveraineté de tous amenait une conception illimitative du rôle de l’Etat avec la hantise pour le groupe des libéraux de la venue d’un socialisme d’Etat. Mais, le pouvoir de l’Etat étant délégué par le peuple, celui-ci pouvait aussi le récuser : c’était le tout ou le rien.
Il faut donc pour que la société puisse être gouvernée définir les attributions et les limites de l’Etat.
La réponse à cette question apportée par la IIIème République fut la notion de la solidarité. Ce terme qui commença à se répandre au début des années 1880 fut mit en évidence par Emile Durkheim.
Pour les libéraux au nom de l’économie de marché et pour les conservateurs favorables à l’antériorité de la famille, l’Etat ne doit pas intervenir dans la résolution des problèmes sociaux. Ceux-ci doivent être laissés à l’initiative privée. Pour les marxistes, il faut lutter contre la domination de l’Etat bourgeois existant et instaurée une société volontaire sorte de libre association des travailleurs.
Durkheim démontre que la position des uns et des autres est non avenue. Les premiers veulent placer l’individu à la base de la société et les seconds veulent retourner l’individu contre la société. Hors, selon Durkheim, l’individu est second par rapport à la société et est déterminé par elle.
La société n’est ni volontaire ni naturelle. Elle n’a cessé d’évoluer d’une forme élémentaire vers une forme de plus en plus complexe. « …elle est simplement passée d’une forme de solidarité (mécanique) , fondée sur la similitude des conditions, à une autre, fondée sur la division sociale du travail qui accroît la spécificité des tâches mais aussi et du même coup la dépendance de chacun envers tous, la solidarité organique. » 3.
La solidarité, quelle soit mécanique ou organique, demeure selon Durkheim, la loi constitutive de la société.
La forme contractuelle qui prédomine dans nos sociétés est le résultat d’une division du travail, donc de l’évolution de la société, mais elle n’en est pas le fondement. A la base de ce contrat libre il existe le fait social de l’interdépendance accrue de tous : la solidarité organique. La solidarité organique est de ce fait plus importante que le contrat libre. La théorie de la solidarité permet ainsi d’affirmer que la société vit et évolue selon ses lois propres.
Les conflits au sein de la société sont dus à une faillite de la représentation que se fait l’individu sur sa place au sein de celle-ci. Il faut donc bien connaître les lois et la vie propre de la société afin d’intervenir sur la représentation de ses liens pour éviter les conflits. Le problème est donc, selon cette logique, la perception du
1 Ibid. P.67
2 Ibid. P.73
3 Ibid. P.80
lien social et non pas les individus eux-mêmes ou bien la structure de la société. Il faut donc agir sur le lien social plutôt que sur la structure de la société (réponse aux libéraux et aux marxistes) et c’est en cela que consiste le rôle de l’Etat.
La solidarité fonde donc sa nécessité sur l’interdépendance de tous les membres de la société, à la différence de la charité dépendante du bon vouloir des individus.
Le problème majeur de la république va être de donner un fondement et des limites à l’intervention de l’état.
A la fin du XIXème siècle, les administrations publiques et les équipements collectifs se sont développés. Du côté de la sphère privée, les associations sont de plus en plus nombreuses. La question de l’autorité de l’Etat se pose.
Léon Duguit et Maurice Hauriou, théoriciens en droit vont reformuler la philosophie du droit en s’appuyant sur la nouvelle science de la sociologie. Leur opinion converge quand à l’évidence de la notion de souveraineté des individus et à l’exercice du pouvoir étatique devant s’appuyer sur la notion de solidarité.
Pour Léon Duguit, le suffrage universel a apporté l’égalité politique mais non l’égalité économique. Tout pouvoir est une domination. Pour limiter ce pouvoir, il faut s’appuyer sur la loi scientifique de la solidarité, cadre légitime du droit. L’Etat est un service public dont la tache est de protéger et de renforcer la notion de solidarité. Pour ce faire, il préconise une redistribution des pouvoirs de l’Etat en une manifestation d’un service public disséminé à tous les points de la société pour en organiser la cohésion. Le danger de cette dissolution est un risque d’instabilité permanente.
Maurice Hauriou préconise au contraire une concentration du pouvoir de l’Etat. Selon lui, la multiplication des services publics affaiblit l’autorité de l’Etat. Il est partisan de l’instauration d’institutions publiques ou privées disposant d’une autorité (force dominante modérée par des forces moindres). L’Etat étant lui-même une institution dont le but est de veiller à la bonne marche de la société en protégeant les initiatives déjà installées dans le temps :…préservation d’une idée plutôt que d’accomplissement d’une volonté. (1).
Au-delà des convergences, il existe une polémique entre d’un côté une redistribution du pouvoir de l’Etat et de l’autre la concentration de son autorité.
Le problème devient, selon Donzelot, de démontrer que la notion de solidarité est le remède au conflit apporté par le symbole de souveraineté et la voie royale du progrès de la société.
C’est Léon Bourgeois qui en inventant la doctrine du solidarisme va apporter la solution.
L’homme en naissant est débiteur d’un patrimoine social collectif. Il a le droit d’en user mais aussi le devoir de le faire fructifier et de le protéger. C’est le principe de la dette sociale. L’impôt est une façon de payer (selon sa fortune) en partie cette dette et sa redistribution permet de compenser certaines carences de la société comme par exemple d’assurer les individus contre les risques encourus du fait de l’interdépendance des activités. Car la société, par son Etat, ne peut que s’engager à guérir les maux qu’elle produit du fait des défauts de sa propre organisation, (2).
Comme le rapporte Donzelot, le bénéfice de cette invention de la solidarité permet de substituer à l’exigence de la souveraineté, la croyance dans le progrès dont l’Etat va se faire le garant. Cette opération de conversion …est ainsi l’instrument d’une hégémonie stratégique des républicains. (3)
Sous le signe de la solidarité va se développer, au XIXème siècle les bases de ce que l’on va nommer : le droit social.
Le droit social sera la mise en pratique de la théorie de la solidarité. Il doit réparer les carences de la société, la corriger en quelque sorte et non la réorganiser. Mais, comme le note Donzelot, comment, jusqu’à quel point et à quel prix ?
Au travers d’une généalogie de l’Etat providence, il veut montrer comment la réduction de la souveraineté en politique appelait une réduction égale de la responsabilité sur le plan civil. (4)
Au début du XIXème siècle, existe ce que Donzelot nomme une « économie sociale ». Un éventail de remèdes pratiques aux problèmes sociaux : charité privée et épargne personnelle préconisée par les libéraux, sociétés de secours mutuels du côté des conservateurs.
L’école traditionnelle représentées par Frédéric Le Play prône quand à elle un retour du rôle familial dans la société : le paternalisme.
1 Ibid. p.102
2 Ibid. p.111
3 Ibid. p.116
4.Ibid. p.125
Mais, c’est l’ »école nouvelle », terme d’André Gide, qui, à la fin des années 1880, avec le système de la technique assurantielle va réaliser la véritable mise en pratique de la théorie de la solidarité. Elle pose le principe que pour comprendre et agir, il faut partir du fait social. Il faut agir sur le milieu par l’action de l’Etat pour modifier l’individu.
Du fait de la division du travail et de l’interdépendance de tous, la responsabilité individuelle fait place à la notion de solidarité collective. A la faute personnelle se substitue le terme de risque professionnel : c’est la socialisation du risque.
La méthode assurantielle s’applique à toutes les catégories sociales et les contributions/distributions sont calculées en fonction des revenus. Le droit social utilise la science des statistiques pour promouvoir le social (réduction des risques et augmentation des chances de chacun).
L’Etat, à l’aide de cette méthode assurantielle, peut ainsi créer ce lien entre les individus et les classes sociales : il gère la contribution de tous pour l’amélioration de l’ensemble de la société.
L’ouvrier, par exemple, bénéficie ainsi de garanties qui lui donnent droit à des compensations en fonction des aléas de la vie (accident, vieillesse…) mais cela ne lui donne aucun pouvoir sur l’Etat ou sur l’entreprise. L’ensemble des droits sociaux offre un statut à l’individu qui le place dans une situation de protégé de la société, à proportion des préjudices que lui inflige la division sociale du travail. (1)
Le droit social a pu aussi agir, dans une certaine mesure sur le sentiment d’oppression que ressentait la classe ouvrière.
La loi dîte Le Chapelier votée en 1792 dans la foulée de l’abolition des privilèges voulait renvoyer le problème du travail à un tête à tête entre patrons et employés. Le paternalisme du XIXème siècle met en place le conseil des prud’hommes (qui s’apparente au départ plus à un fonctionnement de l’Ancien Régime), le livret ouvrier et le règlement d’atelier. Le droit social va désagréger ces fonctionnements particuliers pour mettre en place des normes générales concernant les horaires, les conditions de travail, d’hygiène, de sécurité etc. menant à une normalisation du travail.
Sur le chemin de la recherche du maximum de rendement et de l’optimum d’adaptation de l’ouvrier à son poste, Taylor inaugure une politique de rationalisation du travail : la rationalité économique. La discipline n’est plus assurée par l’encadrement mais par la machine. Selon Taylor, cette rationalité économique va délester le patronat des problèmes disciplinaires, libérer l’exigence de rendement et permettre la négociation salariale.
Mais du côté salarial, la recherche du rendement (donc du profit) maximum fait craindre une considération minimum des risques. La mise en place par les syndicats de ce que Donzelot appelle la rationalité sociale veut contrecarrer cet esprit individuel de l’entreprise pour le profit en demandant une majoration des protections pour tous. C’est la part du statut qui prime sur celle du contrat.
Ainsi pour Donzelot, l’ancien antagonisme existant entre le travail et le capital se trouve transposé entre le social et l’économique.
D’un côté se trouve des syndicats ouvriers réclamant de plus en plus de social, de l’autre des entreprises formant des monopoles dont l’objectif est une augmentation du rendement économique, chacune des parties étant persuadées d’agir pour l’intérêt général de la société. Le rôle de l’Etat se voulant neutre, ce dernier serait-il cantonné à l’impuissance ? C’est la question qui se pose dans les années 1920.
L’Etat va réussir à articuler en son siège l’économique et le social en s’appuyant sur la doctrine Keynésienne. Cette dernière articule l’économique au social (et inversement) selon un mécanisme circulaire. Le social devient un moyen de renflouer l’économique si nécessaire et l’économique permet d’alimenter une politique sociale. L’Etat articule ces deux instances en agissant sur les signes de crise. C’est le principe d’un gouvernement des variables, une régulation par le temps. Ainsi, l’Etat devient le responsable effectif du progrès en en privant la société.
Cette nouvelle situation entraîne selon Donzelot une élision de la notion de responsabilité dans le champ des rapports sociaux (2) L’Etat se devant d’effectuer des attributions à tous (c’est la promesse du progrès), et les individus s’installant dans une revendication permanente à son égard. Le devenir de la société n’appartient plus aux individus mais à l’Etat.
Nous vivons actuellement une crise de l’Etat-providence. Pour Donzelot, il s’agit surtout d’une crise politique, d’une sanction de la réussite stratégique de l’Etat-providence. Le langage politique serait déphasé par rapport aux formes d’un social de plus en plus nécessairement autonomes.
1 Ibid. p.139
2 Ibid. p.175
Pour le gauchisme des années 60-70, il s’agit de « changer la vie ». La révolution, au constat de la réussite matérielle du progrès, ne peut plus se faire au nom de la pauvreté. Ce mouvement s’attelle à une critique de la société de consommation. Celle-ci sous couvert de progrès et de liberté de l’individu est en train de l’aliéner et de le rendre égoïste. L’action sociale de l’Etat reproduirait les inégalités sociales en les masquant. Il faut se réapproprier la capacité d’expression de ses désirs, se réapproprier l’exercice de la souveraineté, retrouver son autonomie.
Les évènements de mai 68 participent de ce refus de la centralisation de l’Etat. L’après mai va remettre en cause la centralisation des appareils syndicaux. Les grèves font faire jouer les solidarités régionales plutôt que celle nationale. Pour Alain Touraine ce serait l’émergence d’une nouvelle conscience de la société, celle des mouvements sociaux « spontanés ».
Le mouvement réformiste pose lui aussi le problème de la modernité mais sous l’angle d’une solidarité menacée. Selon lui, la société de consommation entraîne un excès d’individualisme. Le civisme de la population se trouve menacé. Le risque de dépolitisation de la société est leur inquiétude. Les revendications ne sont plus que catégorielles ne visant que les acquis existant. Elles ne passent que par les syndicats. Le lien avec l’Etat semble coupé. Cette prolifération de demandes de prise en charge est la conséquence de l’accroissement du pouvoir de l’Etat providence. Ceci, selon les réformateurs diminue d’autant les chances du développement économique. Il existe une paralysie mutuelle de l’Etat et de la société. Par crainte de réveiller les antagonismes sociaux d’un côté, par un découragement pour toutes prises d’initiatives de l’autre. Il faut donc « changer la société ». …il est nécessaire d’en finir avec l’évolutionnisme d’un progrès prétendument naturel…(1) Pour ce faire, les réformistes mettent en place une nouvelle discipline : la prospective. Il s’agit d’une attitude de l’esprit qui envisage l’avenir non pas comme écrit d’avance mais comme le résultat des actions humaines au jour le jour. Il faut donc lutter non pas pour retrouver une souveraineté comme le désirent les gauchistes mais une responsabilité individuelle et collective. Pour Donzelot, le mouvement réformiste reprend l’ancienne critique des libéraux.
Pour l’auteur, au regard de ces critiques, voici la signification de la crise de l’Etat-providence : conçu au nom du social, l’Etat-providence s’est développé au dépens de la vie effective de la société. (2)
Sommé au nom du progrès à renoncer à sa souveraineté pour les règles de la solidarité, l’individu a normalisé ses comportements.
Le mouvement gauchiste ne veut plus que l’Etat s’approprie le sens du devenir de la société, tandis que pour les réformistes, on ne peut plus gouverner ainsi.
La notion de progrès fait place au terme de changement. Un tissu institutionnel se crée entre les individus et l’Etat afin d’éviter un recours systématique à ce dernier. Les rapports sociaux doivent se réorganiser autour de la négociation afin d’éluder le « mythe » du pouvoir unique.
Sur la constatation que les conflits se multiplient à la base, on décide de transférer les procédures de négociations vers cette base. Puis de déplacer le siège des décisions vers les lieux d’où émergent les conflits. Ainsi, sont mis en place un aménagement du territoire, des comités régionaux. En 1982, est votée la loi sur la décentralisation. Dès 1971, des accords entre l’Etat, le patronat et les syndicats permettent la mise en place de conventions collectives. Pour cette politique, il s’agit de renforcer le rôle des confrontations locales afin de renégocier les rapports …entre les contraintes économiques et les aspirations sociales…(3).
A ce mécanisme de changement, on peut y ajouter selon Donzelot, le principe même de la formation permanente. On y recherche la capacité de l’individu à s’adapter et à s’investir dans l’entreprise.
Les procédures d’implications demandées tant à l’individu qu’aux collectivités locales ressemblent fort à une demande de prise de responsabilité individuelle. En quelque sorte une conversion de la notion de souveraineté en une injonction d’autonomie.
Le discours du changement pointe le fait que contre toutes idéologies reçues, l’inégalité et le conflit sont inéluctablement présents dans toute relation sociale. (4) La négociation ne pourrait être que permanente afin d’insuffler un ordre dans le désordre.
A ce que Donzelot nomme les profondeurs de la société (plaies et souffrances de celle-ci), le social, à présent, appose en surface l’organisation des liens sociaux, l’interdépendance des parties.
Le discours du changement prôné par les différentes classes politiques a eu un effet négatif, selon une sociologie critique, sur l’individu. Ce dernier oscillerait entre une adhésion forcenée à ce modèle et une pratique d’une sorte d’exil intérieur. La conséquence en serait un dépérissement de l’imaginaire de la société. Les anciens conflits idéologiques disparaissent au profit du thème du changement. Avec l’effondrement du mythe du progrès, il ne pourrait n’y avoir plus que de la survie, chacun s’attelant à défendre ses privilèges sociaux. Nous serions partagés entre la volonté d’un investissement dans le social avec de gros questionnement sur l’avenir et une
1-Ibid. p.217
2-Ibid. p.224
3-ibid. p.234
4-Ibid. p.250
lassitude politique.
Selon Donzelot, l’exigence d’autonomisation du social produit une crise de la politique. Du rôle d’arbitre propre à l’Etat-providence doit se succéder un rôle d’Etat animateur : savoir provoquer la négociation au sein de la société …entre l’autonomie de chacun et la responsabilité de tous. (1).
Donzelot émet l’hypothèse de clairement distinguer la politique du politique.
La politique serait le domaine de la représentation partisane des intérêts et le politique, l’ensemble des notions techniques et procédés par lesquels on rend la société gouvernable. Le politique est ce qui se fait au nom du social.
Le social a fait apparaître une exigence de vérité en politique en remplacement des affrontements des vérités de la politique. Ainsi l’autonomisation du social ferait progressivement disparaître le mode passionnel d’expression des enjeux politiques, pour les soumettre à une exigence de vérité au lieu de nous soumettre aux vérités de la politique. (2)
1- Ibid. p.260
2- Ibid. p.262