« Les lieux de mémoire »
« Les lieux de mémoire. La république, la Nation, les France. »
Sous la direction de Pierre NORA
Editions Gallimard, collection Quarto
1161 pages
1ère édition : 1984
I La fin de l’histoire- mémoire.
A partir de l’image d’une « accélération de l’histoire », P Nora avance que nous sommes à un moment particulier de notre histoire ; nous percevons le passé comme un temps révolu, comme perdu ; nous avons conscience d’une rupture, d’un non-retour.
« On ne parle tant de mémoire que parce qu’il n’y en a plus ».
Les lieux (de mémoire) incarnent, ou tentent d’incarner, la continuité. « Il y a des lieux de mémoire parce qu’il n’y a plus de milieux de mémoire ».
P XVIII : Nous sommes passés de « sociétés- mémoire », qui assuraient la conservation et la transmission des valeurs, à des sociétés historiques, emportées dans le changement, l’éphémère.
Il y a une opposition, une distance, entre la mémoire vraie, vécue, (sociale, intégrée, inconsciente d’elle-même), et l’histoire, ce que font du passé nos sociétés condamnées à l’oubli parce qu’emportées dans le changement.
La mémoire est inconsciente d’elle-même, l’histoire est consciente d’elle-même.
Avant, il y avait identité entre l’histoire vécue et la représentation, entre mémoire et histoire.
P XIX : Dès qu’il y a trace, distance, médiation, on n’est plus dans la mémoire vraie mais dans l’histoire.
Mémoire/Histoire : tout les oppose.
La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l’histoire est une représentation du passé.
La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque.
La mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude – il y a autant de mémoires que de groupes. L’histoire, au contraire, appartient à tous, et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel.
…
L’histoire est critique par rapport à la mémoire spontanée, elle délégitime le passé vécu.
P XX : L’histoire de notre développement national a constitué la plus forte de nos traditions collectives, notre milieu de mémoire par excellence (avec une dimension mythique et sacrée).
L’historiographie, l’histoire de l’histoire, est un signe tangible de cet arrachement à la mémoire.
P XXI : En faisant l’historiographie de la Révolution Française, nous ne nous identifions plus complètement avec son héritage.
Il y eut un temps où, à travers l’histoire et autour de la Nation, une tradition de mémoire s’est cristallisée dans la 3ème république. P XXII : Histoire, mémoire, nation étaient dans une circularité, une symbiose naturelle.
L’histoire a été sacralisée parce que la nation l’a été. « C’est par la nation que notre mémoire s’est maintenue sur le sacré ».
Cette conjonction s’est défaite sous le coup d’une poussée désacralisante, comme dans les années 30 le couple Etat-Nation a laissé la place au couple Etat-société.
L’histoire, de tradition de mémoire…s’est faite savoir de la société sur elle-même.
P XXXIII : « En se délivrant de l’identification nationale, …elle a perdu sa vocation pédagogique à la transmission des valeurs » : cf la crise de l’école.
« La nation n’est plus menacée que par l’absence de menaces ».
Les trois termes, histoire, mémoire, nation, sont dissociés ; la nation est un donné, l’histoire, une science sociale, la mémoire, un phénomène privé.
L’étude des lieux de mémoire se trouve à la croisée d’un double mouvement : historiographique (moment d’un retour réflexif de l’histoire sur elle-même) et un mouvement historique : la fin d’une tradition de mémoire.
Un immense capital que nous vivions dans l’intimité d’une mémoire disparaît pour ne plus vivre que dans une histoire reconstituée ; c’est le temps des lieux.
P XXIV : Les lieux de mémoire sont des restes. Ils sont secrétés, construits…artificiellement par la volonté d’une société entraînée par sa transformation et son renouvellement.
Ce sont les rituels d’une société sans rituels, des sacralités passagères d’une société désacralisée ; …des signes de reconnaissance et d’appartenance de groupe dans une société qui tend à ne reconnaître que des individus égaux et identiques.
Les lieux de mémoire naissent du sentiment qu’il n’y a pas de mémoire spontanée (il faut créer des archives, des musées, des commémorations…). On s’arc-boute dessus, parce qu’ils sont menacés d’être balayés par l’histoire. Les souvenirs qu’ils enferment sont menacés parce qu’on ne les vit plus.
Les lieux de mémoire vivent d’une vie ambiguë, entre sentiment d’appartenance et de détachement.
P XXV : Mémoire entre désacralisation rapide et sacralité provisoirement reconduite ; entre attachement viscéral et éloignement historique…
Passage d’une histoire totémique à une histoire critique… « On ne célèbre plus la nation mais on étudie ses célébrations ».
II La mémoire saisie par l’histoire.
Ce qu’on appelle aujourd’hui mémoire est déjà de l’histoire. Le besoin de mémoire est un besoin d’histoire. - il faut le savoir lorsqu’on emploie ce mot mémoire.
Cette mémoire est archivistique. (moins la mémoire est vécue de l’intérieur, plus elle a besoin de supports extérieurs) Le contemporain a l’obsession de l’archive, de la conservation du présent, de la préservation du passé, …
« C’est une mémoire enregistreuse, qui délègue à l’archive le soin de se souvenir pour elle et démultiplie les signes où elle se dépose… ».
p XXVI : « Aucune époque n’a été aussi volontairement productrice d’archives que la nôtre, non seulement par le volume que sécrète spontanément la société moderne, par les moyens techniques de conservation dont elle dispose, mais par la superstition et le respect de la trace ».
« Le sacré s’est investi dans la trace qui en est la négation. Impossible de préjuger de ce dont il faudra se souvenir. D’où l’inhibition à détruire,…la dilatation indifférenciée du champ du mémorable, le gonflement hypertrophique de la fonction de la mémoire, liée au sentiment même de sa perte, et le renforcement corrélatif de toutes les institutions de mémoire ».
Aux temps classiques, il y avait 3 grands émetteurs d’archives, les grandes familles, l’église et l’Etat.
Aujourd’hui tout le monde produit de la mémoire (souvenirs des moindres acteurs de l’histoire, de leurs proches…)
Voir l’élargissement de la notion même de patrimoine…
P XXVIII: « Produire de l’archive est l’impératif de l’époque »
L’archive « double le vécu …d’une mémoire seconde, d’une mémoire prothèse ».
« La production indéfinie de l’archive est l’expression la plus claire du terrorisme de la mémoire historicisée ».
P XXIX : le passage de la mémoire à l’histoire amène, oblige chaque groupe à redéfinir son identité par la revitalisation de sa propre histoire.
Tous les corps constitués, à l’instar des ethnies et des minorités sociales, éprouvent le besoin de partir à la recherche de leur constitution, de leurs origines.
Voir l’essor de la généalogie des familles… Les différentes disciplines scientifiques, les métiers…partent à la recherche de leur histoire, de leurs fondateurs…
« La fin de l’histoire- mémoire a multiplié les mémoires particulières qui réclament leur propre histoire ».
« La métamorphose historique de la mémoire s’est payée d’une conversion définitive à la psychologie individuelle ».
P XXX : C’est à la fin du 19ème s, quand les équilibres traditionnels sont ébranlés, que la mémoire apparaît dans la philosophie, le psychisme, la littérature. La mémoire s’est déplacée de l’historique au psychologique, du social à l’individuel, du transmissif au subjectif… La mémoire est devenue affaire privée.
Avec cette « privatisation » de la mémoire, son atomisation, elle se fait devoir pour chacun.
« Moins la mémoire est vécue collectivement, plus elle a besoin d’hommes particuliers qui se font eux-mêmes des hommes- mémoire ».
PXXXI : « La psychologisation de la mémoire a donné à tout à chacun le sentiment que, de l’acquittement d’une dette impossible, dépendait finalement son salut ».
Dernier trait de ces métamorphoses : la mémoire-distance.
Dans l’histoire-mémoire d’autrefois, il y avait une continuité dans le rapport entre le passé et la présent.
Continuité contenue dans les thèmes de progrès et de décadence.
De même dans la prégnance de la notion d’« origines » : « plus elles étaient grandes, plus elles nous grandissaient ; c’est nous que nous vénérions à travers le passé ».
C’est ce rapport au passé qui s’est cassé.
Nous sommes passés « d’un passé de plain-pied à un passé que nous vivons comme une fracture »
« Le passé nous est donné comme radicalement autre, il est ce monde dont nous sommes à jamais coupés ».
P XXXII : Mais paradoxalement la distance exige un rapprochement qui la conjure.
Nous nous raccrochons à une représentation du passé, à travers des bribes du passé, des traces...
« La perte d’un principe explicatif unique nous a précipités dans un univers explosé, en même temps qu’elle a promu tout objet, même le plus humble… à la dignité du mystère historique ».
« La représentation exclut la fresque, le fragment, le tableau d’ensemble ; elle procède par éclairage ponctuel, multiplication de prélèvements sélectifs, échantillons significatifs ».
P XXXIII : Dans ces « micro-histoires », ces récits, il y a la recherche pour nous d’une introuvable identité, mémoire-miroir dans laquelle nous cherchons à découvrir la différence, « le déchiffrement de ce que nous sommes à la lumière de ce que nous ne sommes plus ».
L’historien lui-même a changé de statut.
Il se faisait la parole du passé et le porteur d’avenir ; sa personne importait peu.
Aujourd’hui il proclame le lien étroit qu’il entretient avec son sujet, qui doit tout à sa subjectivité.
« Notre société, certes arrachée à sa mémoire par l’ampleur de ses changements, mais d’autant plus obsédée de se comprendre historiquement, est condamnée à faire de l’historien un personnage central : …il est celui qui empêche l’histoire de n’être qu’histoire ».
III. Les lieux de mémoire, une autre histoire. (P XXXIV)
Les lieux de mémoire relèvent à la fois du concret, du sensible, et de l’élaboration abstraite.
Ils sont lieux au sens matériel, fonctionnel et symbolique, trois aspects qui coexistent toujours.
P XXXV : Pour qu’il y ait lieu de mémoire, il faut qu’il y ait volonté de mémoire, intention de mémoire – sinon ce sont des lieux d’histoire.
La raison d’être fondamentale d’un lieu de mémoire est d’arrêter le temps, de bloquer le travail de l’oubli… « de matérialiser l’immatériel pour enfermer le maximum de sens dans le minimum de signes ; et en même temps ils sont en constante métamorphose.
…
P XXXVII : Certains lieux de mémoire (archéologiques, préhistoriques) ne devraient pas en être car ne comportaient pas de volonté de mémoire.
P XXXVIII : Certains livres d’histoire sont des lieux de mémoire, ceux qui « se fondent sur un remaniement même de la mémoire », « les grands moments de fixation d’une nouvelle mémoire historique ».
P XL : …On pourrait multiplier à l’infini les classifications des lieux de mémoire (topographiques, fonctionnelles, symboliques, lieux privés, publics, …)
P XLI : « Il y a un réseau articulé de ces identités différentes, une organisation inconsciente de la mémoire collective qu’il nous appartient de rendre consciente d’elle-même. »
P. Nora assimile les lieux de mémoire à des temples : « découpage dans l’indéterminé du profane (espace et/ou temps) d’un cercle à l’intérieur duquel tout compte, tout symbolise, tout signifie. En ce sens le lieu de mémoire est un lieu double ; un lieu clos sur lui même, fermé sur son identité, mais constamment ouvert sur l’étendue de ses significations ».
P XLII : … Aujourd’hui naît un type d’histoire qui doit son prestige et sa légitimité à son rapport nouveau avec le passé, un autre passé. « L’histoire est notre imaginaire de remplacement ».